Claude Samuel, Panorama de l'Art musical contemporain.
Gallimard, 1962.
La signification du Concerto
pour violon est difficile à préciser. On admet qu'il constitue
un aboutissement de l'évolution bergienne mais il n'est « aboutissement
» que dans la mesure où la carrière de Berg fut prématurément
et accidentellement interrompue. Dans le Concerto
il y a synthèse parfaite entre la tonalité, vestige du passé, et le dodécaphonisme,
[...] cette synthèse est rendue possible grâce à la constitution
particulière de la série de base qui détermine quatre accords successivement
mineur et majeur pour s'achever par quatre tons entiers :
Certes, on imagine difficilement un Berg « recommençant » son Concerto, et retrouvant une autre série également privilégiée... Le Concerto pour violon est une admirable réussite ; mais quelle peut en être la postérité ?
Le Concerto pour violon, « écrit à la mémoire d'un ange », après la mort de la fille d'Alma Mahler, comprend deux parties divisées à leur tour en deux mouvements.
La première partie est constituée par un Andante de forme tripartite et par un Allegretto en forme de scherzo. Ce vaste mouvement est une évocation nostalgique du charme de la jeune fille disparue. Le ton est parfois insouciant malgré le drame qui se prépare et Berg introduit ainsi, dans l'Allegretto, un chant populaire de Carinthie.
Dès l'Allegro qui ouvre la deuxième partie, le climat s'assombrit, le dramatisme croît, atteint une extrême tension puis se résout avec l'Adagio dans l'admirable citation du choral de Bach -- admirable car le choral choisi commence précisément par les quatre notes, les quatre tons entiers (si-do-ré-fa) qui achèvent la série initiale.
Le symbole, si souvent exprimé dans l'oeuvre de Berg, revient donc ici sous forme d'une référence directe au passé, un passé qui, par une suprême ingéniosité, devient présent : incorporé dans la trajectoire bergienne, le choral de Bach transcende la citation, il clôt lumineusement toute une production qui ne fut qu'une quête pour ré-actualiser le langage du passé, pour rattacher à la tradition le langage d'aujourd'hui.
Mosco Carner, Alban Berg. J-C. Lattès, 1979.
[La commande]
C'est avant tout la dégradation depuis 1933 de sa situation matérielle qui conduisit Berg [...] à accepter une commande lucrative du violoniste américain Louis Krasner, celle d'un concerto pour violon. [...] Au début des années 1930, [Krasner] avait été très attiré par la musique de douze sons, qu'il considérait comme la seule voie de l'avenir, et c'est avant tout pour cette raison qu'il envisagea de commander un concerto à un compositeur dodécaphonique, plutôt qu'à des maîtres de la musique tonale comme Bartok, Hindemith ou Stravinski. [...]
Krasner rencontra Berg à Vienne au début de 1935, par l'intermédiaire d'une amie commune, Rita Kurzmann, musicologue et pianiste (elle était également l'accompagnatrice de Krasner) ; elle était très proche de Schoenberg et de son école, et a fait plus tard la réduction pour piano du Concerto pour violon de Berg. [...]
Au départ, Berg était loin d'être séduit par l'idée d'un concerto pour violon, disant qu'une oeuvre de virtuosité n'était pas son affaire et qu'il n'était pas capable d'écrire un concerto à la Vieuxtemps ou à la Wieniawski ; Krasner lui a alors répondu qu'après tout Beethoven et Brahms avaient bien écrit un concerto pour violon. Ce qui semble avoir fait pencher la balance, tout en constituant pour Berg un défi, fut la remarque de Krasner disant que jusque-là la musique dodécaphonique avait toujours été déclarée cérébrale, intellectuelle et presque mathématique : peut-être Berg pouvait-il prouver qu'il était possible d'écrire dans ce style une oeuvre tout aussi lyrique et expressive qu'une oeuvre tonale. [...] Berg revint sur sa décision et promit à Krasner de prendre sa demande en considération.
Après que le violoniste fut retourné aux Etats-Unis, ses amis viennois l'informèrent qu'on voyait maintenant Berg à des récitals de violon -- un signe plutôt encourageant, car il n'avait pas l'habitude d'aller à des récitals de solistes. Berg, décidé d'accepter la commande de Krasner, projeta tout d'abord d'écrire un concerto de « musique pure », sans savoir toutefois quel caractère et quelle forme lui donner. La solution apparut d'une manière inattendue et tragique.
[Manon]
Manon Gropius, la fille issue du deuxième mariage d'Alma Maria Mahler, âgée de dix-huit ans, mourut le 22 avril 1935 des suites d'une paralysie de la colonne vertébrale, provoquée par une poliomyélite contractée un an plus tôt. Les Berg étaient, rappelons-le, amis intimes d'Alma Mahler et de sa famille -- « Mutzi », le surnom de Manon, se rencontre plusieurs fois dans les lettres de Berg à sa femme. Berg fut très profondément bouleversé par cette mort subite, et c'est ce choc qui lui fit songer à donner à ce concerto le caractère d'un requiem, dédié « A la mémoire d'un ange ». Il ne soupçonnait pas qu'il écrivait aussi son propre requiem. [...]
Manon par Alma |
Il serait absurde de laisser penser que sans la mort tragique et précoce de Manon Gropius, en avril 1935, le Concerto pour violon n'aurait pas vu le jour. Ainsi que nous l'avons déjà dit, Berg avait accepté la commande de Krasner dès février de cette année-là, mais demeurait indécis quant à la forme générale et au caractère que devait revêtir le concerto. [...] C'est le traumatisme provoqué par la mort de Manon qui a libéré complètement les ressorts de son imagination et qui a fait de l'oeuvre ce qu'elle est -- sa forme est inhabituelle, son expression poignante, imposante, et l'effet immédiat sur l'auditeur. [...]
[L'élaboration]
Berg s'entretint avec Krasner de la partie du violon, mais refusa au début de lui montrer ce qu'il avait déjà écrit. Au cours de plusieurs visites de Krasner chez lui, à Vienne, Berg demanda au violoniste d'improviser pendant des heures -- « Praludieren Sie nur ! » -- sans jouer de concerto. [...] C'était une manière ingénieuse de trouver la nature des procédés techniques -- traits, arpèges, doubles ou triples cordes, harmoniques et ainsi de suite -- qui venaient naturellement et aisément sous les doigts de Krasner, qui se rendit compte par la suite que la plupart de ces procédés étaient employés dans le concerto. C'était en quelque sorte un concerto « sur mesure ». [...]
De retour aux Etats-Unis, Krasner reçut de Berg une lettre datée du 16 juillet, où il disait : Hier j'ai terminé la composition de notre Concerto pour violon. J'en suis sans doute plus surpris que vous ne le serez. A dire vrai, je m'y suis intéressé comme à peu de chose dans ma vie, et je dois ajouter que cette oeuvre m'a donné de plus en plus de joie. J'espère, non, je crois en toute confiance avoir réussi. Il poursuit en disant qu'il va alors commencer l'instrumentation de la deuxième partie du concerto, et qu'il s'attend à l'avoir terminée pour le début d'août. Et en effet l'instrumentation était achevée le 11 août.
[La création de l'oeuvre]
En tout, Berg avait mis un peu plus de quatre mois, ce qui, pour lui, qui en général travaillait lentement, était un délai étonnamment court. Il fut entendu pour la première fois au festival de la S.I.M.C. [Société Internationale de Musique Contemporaine], à Barcelone le 9 mars 1936, avec Krasner, à qui l'oeuvre est dédiée, en soliste. Webern devait diriger, mais le choc provoqué par la mort de Berg quelque trois mois plus tôt l'avait trop bouleversé. Après avoir employé deux des trois répétitions qu'il avait à sa disposition pour le premier mouvement seulement il avait en outre de gros problèmes de langue avec l'orchestre espagnol -- Webern renonça et Scherchen le remplaça pour sauver cette exécution avec une seule répétition. [...]
[L'instrumentation]
L'oeuvre ne diffère aucunement de ce qu'on appelle, depuis l'époque de Beethoven, un concerto symphonique, où l'orchestre joue un rôle tout aussi important que celui du soliste dans l'élaboration des éléments thématiques. C'est peut-être une remarque superflue s'agissant d'une oeuvre dodécaphonique, mais cela sous-entend aussi que Berg exploite pleinement l'opposition et les concessions dramatiques entre le soliste et l'orchestre.
La partie de violon est un tour de force de virtuosité technique, avec bon nombre de difficultés : des harmoniques triples et quadruples, des pizzicati de main gauche et même un canon à quatre voix dans la cadence sans accompagnement. Mais on n'a nulle part le sentiment que la virtuosité est exhibée pour elle-même [...]
[L'orchestre]
Berg utilise un grand orchestre, comprenant un saxophone, trois clarinettes et trois bassons, quatre cors, deux trombones et tuba basse, ainsi que quatre timbales et bon nombre de percussions sans hauteur déterminée. Mais ces effectifs sont employés, tout en étant profondément associés aux événements musicaux, de manière à permettre au violon de s'affirmer en tant qu'instrument soliste avec une facilité remarquable.
Les sonorités orchestrales de Berg sont extrêmement translucides, et il ne néglige jamais l'un des principes fondamentaux d'une bonne orchestration, qui est de toujours « aérer » suffisamment l'écriture.
Le Concerto ressemble à une symphonie en quatre mouvements, mais ne contient aucun mouvement en forme sonate, encore que l'allegro de la deuxième partie ait été ainsi conçu. En raison de son programme sous-jacent, son dessin formel est inhabituel. L'oeuvre est divisée en deux parties, et les mouvements se suivent dans un ordre peu orthodoxe : andante -- allegretto -- allegro -- adagio. [...] Chacune des deux parties constitue une unité expressive, avec le plus grand contraste possible entre elles -- celui qu'il y a entre la vie et la mort.
[Analyse de l'oeuvre - La série]
L'oeuvre est le premier concerto à être écrit dans le style dodécaphonique, et elle est fondée sur la série :
Elle fait appel également à un air folklorique carinthien et à un choral de Bach. Berg poursuit ainsi cette tendance, bien caractéristique, à employer des éléments « tout prêts », qui s'est fait jour avec la devise inspirée par les noms dans le Concerto de chambre et s'est poursuivie avec les citations de Zemlinsky et de Tristan dans la Suite lyrique, puis enfin avec la chanson de rue de Wedekind dans Lulu.
L'exemple 1 illustre de la manière la plus frappante la tentative de Berg pour assimiler des éléments tonals et sériels. La série est construite, pour ses neuf premières notes, de tierces mineures et majeures qui sous-entendent les tonalités de sol mineur, ré majeur, la mineur et mi majeur, sans compter les accords de septième qu'elle contient.
Les deux premières notes sont importantes dans la mesure où elles représentent les toniques des deux « tonalités » ou des deux pôles harmoniques entre lesquels oscille le concerto -- sol et si bémol -- et si bémol est finalement défini comme la « vraie » tonalité de l'oeuvre. [...] Berg écrivait un concerto pour violon, ce qui explique la structure en arpège de la série, où les notes impaires (1, 3, 5 et 7) sont celles des cordes à vide du violon, tandis que les notes paires (2, 4, 6 et 8) se jouent dans la première position de l'instrument, ainsi qu'on peut le voir au début du solo (mesures 2-5). En somme, Berg a construit sa série en tenant compte des facilités naturelles du violon, comme le faisaient les compositeurs classiques lorsqu'ils choisissaient les tonalités de sol, ré, la ou mi pour leurs concertos pour violon.
Les quatre dernières notes de la série forment un fragment de gamme par tons identique à la cellule initiale du choral de Bach. Nous savons d'une lettre à Schoenberg du 28 août 1935 que ce n'était pas intentionnel, mais une pure coïncidence, car l'idée d'employer un choral n'est venue à Berg qu'au cours de l'élaboration du concerto, une fois que la série fondamentale existait déjà. Pourtant cette simple coïncidence est à l'origine d'un symbolisme poétique extrêmement subtil, en ce sens que l'idée de la délivrance ultime figurée par le choral est présente dans le concerto dès le début. [...]
[Analyse des mouvements]
Première partie. Premier mouvement. Andante. [...]
Le mouvement est ternaire (A-B-A), mais constitue une arche symétrique, dans laquelle, à partir de la partie centrale B, la musique revient sur ses pas jusqu'à l'introduction, en passant par la transition et par A. Cette introduction extrêmement évocatrice et rêveuse laisse croire que le soliste s'accorde puis joue pour lui-même dans les arpèges qui suivent. D'un point de vue technique aussi bien qu'imaginaire, ces dix mesures initiales constituent une véritable introduction et nous montrent la grande liberté avec laquelle Berg traite sa série.
Dans la partie du soliste, il en introduit d'abord les notes impaires (1, 3, 5, 7), puis les notes paires (2, 4, 6, 8), puis à nouveau les impaires ; il n'ajoute qu'à la mesure 8 les notes qui restent 10, 11 et 12.
[...] D'une progression d'harmonies graves et sombres, formées par le télescopage en accords de la série, s'élève le violon solo avec la forme originale (exemple 1), dont la fin chromatique, x, jouera tout du long un rôle important.
Exemple 2
Ce « soupir » semble être le premier indice, très vague, de la tragédie qui va survenir dans la deuxième partie. Si la partie A représente la tendresse et la beauté de Manon, la partie B, marquée « un poco gracioso », semble évoquer son charme et sa grâce, mais comme s'ils étaient vus au travers d'un voile -- la mesure 47 est marquée « schatten- haft ».
L'écriture sous forme de canons partiels caractérise cette partie. La reprise de la partie A débute comme une espèce de contrepoint renversable, où le violon solo joue la basse du passage correspondant (84-87 = 11-14), pour mener à l'introduction. Les deux sections sont raccourcies et modifiées dans leur orchestration. Le raccord imperceptible du motif du « soupir » (exemple 2) avec les arpèges du début forme la transition vers le mouvement suivant.
Première partie. Deuxième mouvement. Allegretto [...]
Le dernier mouvement évoque la joie de vivre et la vitalité de la jeune fille, avec une explosion exubérante dans le trio I. Il est ternaire -- un scherzo avec deux trios -- et le scherzo lui-même est en trois parties (a, a2, a3 -- b -- a, a2, a3), où les trois a sont liés par leur caractère : scherzando (104-109), Wienerisch (110-113) et rustico (114-117). La musique « viennoise » est pleine de ces tierces consonantes et de ces bonds que l'on trouve dans la valse straussienne typique, alors que la partie « rustique » contient des espèces de figures tyroliennes :
Exemple 3
Le quasi trio I (« Subito un poco energico ») évoque par ses bonds ascendants et descendants et les triples cordes du violon un climat d'une gaieté sans bornes, qui touche à son comble avec l'éclatant rythme de valse donné aux cuivres (147-150).
Le trio II (« Meno mosso »), beaucoup plus lyrique, est fondé sur un thème qui ondule délicatement ; sa figure finale (exemple 2) apparaît dans plusieurs variantes. La reprise du trio I est considérablement abrégée et, quatre mesures après le retour de A1 (mesure 176), le rythme de valse sous-entendu du 6/8 précédent devient maintenant explicite dans la mesure à 3/8. En outre, le phrasé est maintenant régulier, par groupes de deux et quatre mesures, tel que Berg l'emploie toujours, dans Wozzeck par exemple, lorsqu'il veut souligner le caractère populaire ou folklorique de la musique. A la mesure 214 commence l'air folklorique carinthien « come una pastorale », avec à la clef l'amure de sol bémol, et dans une orchestration très évocatrice (cor, deux trompettes) (exemple 4).
Exemple 4
La version originale de cet air a été publiée dans un recueil de chansons folkloriques de Carinthie (Vienne, 1892), avec des allusions érotiques plutôt audacieuses dans le texte. La tonalité et le tempo ne sont pas les mêmes chez Berg par tons de la série par mouvement rétrograde ; il imite ensuite, et c'est là une touche pittoresque, cette manière qu'ont les musiciens jouant d'un instrument à vent de souffler plus fort, tout en augmentant la pression des lèvres, pour produire des harmoniques au lieu des fondamentales ; les chanteurs folkloriques autrichiens obtiennent le même effet dans leurs tyroliennes en passant de la voix de poitrine au registre de fausset.
La coda (« quasi stretta ») est fondée avant tout sur les figures de valse du Trio I, et le violon solo vient renforcer ce climat exubérant avec la série en arpèges. Le mouvement se termine franchement en sol mineur, avec les quatre premières notes de la série sous forme d'un accord de septième répété.
Deuxième partie. Troisième mouvement. Allegro [...]
Avec cet allegro de forme ternaire nous entrons dans le monde de la souffrance, du tourment, de l'agonie et de la mort. C'est une musique dure, cruelle, et extrêmement dissonante.
De même que dans la Suite lyrique, le nombre fatidique de Berg, 23, et ses multiples font leur apparition dans la deuxième partie : mesure 23, entrée du Hauptrhythmus aux quatre cors ; mesure 207 (23 x 9), une réminiscence fantomatique de l'air folklorique carinthien, aux violons avec sourdine ; au total, il y a 230 (23 x 10) mesures dans la deuxième partie. A est une ouverture de construction binaire avec un « rubato, comme une cadence libre » (1-22), suivi d'une partie « molto ritmico » dominée par le sinistre Hauptrhythmus de Berg (exemple 5).
Exemple 5
A l'orchestre ce rythme est donné douze fois, après quoi le soliste le reprend et le joue sept fois ; les difficiles triples et quadruples cordes semblent exagérer la brutalité du Hauptrhythmus.
Dans la section B nous entendons pour la première fois le début de la phrase par tons du choral de Bach (notes 9 à 12 de la série), mais par mouvement rétrograde (« liberamente », 43). Cette section est également de construction ternaire, et fondée dans une large mesure sur des réminiscences de la première partie, qui semblent passer comme dans un rêve [...]. B culmine dans une cadence solo, dont la deuxième moitié est un canon à quatre voix (78-89) fondé sur le début du trio II (Berg a fourni un ossia pour ce canon difficile, où les deux vois inférieures sont jouées par un alto solo.). Une brève transition (90-95), rappelant les arpèges de l'introduction et le wienerisch de l'allegretto de la première partie, conduit à A2 ; qui est une reprise de A1, mais où le « rubato » est considérablement raccourci et le « molto ritmico » agrandi. La transition vers le dernier mouvement est formée par les mesures 125-135, dont les premières représentent le sommet de toute l'oeuvre -- la catastrophe : un accord de neuf notes est martelé ff à tout l'orchestre sur le Hauptrhythmlis, produisant un effet fracassant. Cette transition est un des meilleurs exemples de l'art que possède Berg de préparer progressivement ce qui va suivre. L'accord de l'orchestre se décompose petit à petit, perdant une note après l'autre, alors que le soliste, en même temps, en commençant sur le si bémol grave (mesure 126), ajoute progressivement une note à sa partie, jusqu'à ce que nous entendions un motif de quatre notes qui se révèle être l'anticipation du début du choral. [...]
Deuxième partie. Quatrième mouvement. Adagio [...]
Le choral vient de la cantate BWV 60 de Bach, O Ewigkeit du Donnerwort (1732), que Berg a trouvée dans un recueil de chorals publié en 1920. La mélodie du choral est de Johann Rudolf Able (1625-1673), le texte de F.J. Burmeister ; Bach l'a harmonisé à quatre voix.
La transcription pour clavier du Choral Bwv 60 de Bach
et texte de F.J. Burmeister.
Berg a transposé l'original de Bach un demi-ton plus haut, pour le mettre en si bémol, la « tonalité » de l'adagio. Ce qui semble l'avoir décidé à choisir plus particulièrement ce choral est sans aucun doute la phrase initiale « Es est genug ! Herr, wenn es Dir gefällt, so, spanne mich doch aus ! » [une prière pour être délivré de la souffrance sur terre]. Le traitement du choral par Berg évoque la liturgie : ses « versets » sont chantés alternativement par le « ministre » (violon solo) et la « congrégation » (orchestre). Dans les fragments de l'orchestre Berg retient l'harmonisation de Bach, où l'on remarque surtout la mélodie par tons dans les deux premières mesures. Ces fragments sont Orchestrés pour bois seuls, imitant ainsi l'effet de l'orgue, et, comme chez Bach, les contrepoints pour le soliste sont tirés du choral. [...]
Dans la variation I (« misterioso »), qui débute avec un canon entre les violoncelles et la harpe, les différents « versets » du choral de vingt mesures sont transposés dans plusieurs tonalités (mi, si, si bémol, fa dièse, etc.) ; le soliste entre à la mesure 164 avec une lamentation poignante en guise de contrepoint au choral ; à partir de la mesure 170 il est doublé par le violon solo de l'orchestre, renforçant ainsi l'intensité lyrique de ce passage et donnant à la « plainte » le rôle premier dans l'écriture polyphonique (Dans une note de la partition, Berg indique qu'il faut, pour le public, rendre perceptible « auditivement et visuellement » le rôle premier du soliste dans ce passage).
La variation 2 (« adagio ») emploie un procédé de transposition analogue, mais fait intervenir un renversement du choral, et culmine aux mesures 184-190 en une strette des cuivres aigus et des cordes graves. En même temps, un passage marqué « appasionato » conduit au grand Höhepunkt de l'adagio (186), avec une montée à l'unisson, à la manière de Puccini, du soliste et des violons et altos de l'orchestre. Cette explosion dramatique est résorbée dans les neuf dernières mesures du choral ; sa phrase cadentielle (renversée) est encore énoncée en strette, dans un passage qui correspond à la conclusion de la variation I. Il y a un sentiment pathétique indicible dans la réminiscence qui suit d'un fragment de l'air folklorique carinthien, souligné par l'orchestration spectrale, où les violons de l'orchestre jouent pp, non vibrato. L'air folklorique est rappelé « comme venant de loin », et dans un tempo beaucoup plus lent que lors de la première apparition dans l'allegretto de la première partie.
Alban Berg (caricature, Österreichischen Bibliotek) |
Dans la coda, la mélodie du choral est considérablement raccourcie. La transfiguration commence à « molto adagio », lorsque la musique se dissout dans un son désincarné et éthéré. La phrase finale de quatre notes du choral est répétée trois fois (violon solo - trompettes - cors), chaque répétition, marquée « amoroso (religioso) », se faisant une octave plus bas. Il y a en même temps un contrepoint de la série originale dans cinq transpositions ascendantes (ré, ré bémol, do, la bémol, si bémol), montant du plus grave de la contrebasse solo jusqu'au sol du violon solo, trois octaves et demie plus haut que le do du milieu. Un dernier souvenir du choral est amené par deux cors avec sourdine (229), qui font entendre sa phrase initiale par tons renversée. Les deux dernières mesures rappellent les arpèges du soliste qui avaient commencé l'oeuvre ; on remarquera leur orchestration étonnante : premiers violons suivis des contrebasses. La musique se termine sur l'accord parfait de si bémol avec la sixte ajoutée, qui rappelle aussitôt la fin du Chant de la terre.
Cet adagio me semble un coup de maître dans le domaine du symbolisme musical, en ce sens qu'après l'écriture déchirée, ragmentée de la « catastrophe » (allegretto) la musique prend un caractère plus soutenu, et moins dissonant harmoniquement, la paix ultime de l'âme de Manon étant évoquée par un accord tonal !
Note au sujet de l'air folklorique
L'héroïne de la chanson s'appelle Mizzi. Voici un extrait du texte :
Si tout le monde veut une fille riche et belle
Pourquoi le diable devrait-il prendre la laide ?
En Autriche Mizzi est le surnon habituel pour Marie, mais il semble que Berg se soit amusé du jeu de mot entre Mizzi et Mutzi, surnom de Manon. [retour au texte de Carner]
Les diverses créations de l'oeuvre en 1936 et 37 par Krasner.
Hélène Berg, Alma Mahler, Franz Werfel et
Alban Berg
Edition : Universal, Vienne 1996 n° 537 (ed. Douglas Jarman).
Concerto à la mémoire d'un ange [Dem Andenken eines Engels]. Dédicace : A Louis Krasner.
Les mouvements
I - Andante - Allegretto
II - Allegro - Adagio - (Coda)