Par Paul-Jean Toulet (1912)
Si l'on pouvait ramener à d'exactes mesures les mouvements de l'âme, quelle aubaine pour les Bertillon à venir de savoir comment les grands artistes — et plus généralement tous les monstres de la vie intérieure oxyde notre curiosité — s'inventent à eux-mêmes leur propre décor. L'arrangement des choses autour de nous, le désordre ou la minutie qu'elle découvrent, n'est-ce pas une espèce de confession ? C'est pour cela que la collection Chauchard ne l'est pas ; — et que vivre à l'hôtel, comme un yankee, c'est rétrograder par delà ces prognathes de la Dordogne qui, eux du moins, sur les parois de leur caverne, dessinaient des bisons et des éléphants. Un Roosevelt n'est bon qu'à les tuer ; — et encore : y étiez-vous ? Au lieu que la moindre chose dont un homme marque qu'elle est sienne, qu'elle est un peu de soi, c'est proprement une empreinte. Et le seul pas de Vendredi, c'est assez pour trahir un homme.
Il peut y avoir toute une éthique, rien que dans l'apparent caprice qu'on apporte à choisir son encrier. Celui de M. Debussy est une belle chose, et semble le gardien d'un rêve. Car dans ce grès de Chine aux cuivres français dorment les hiéroglyphes à venir où se figurera peut-être une autre Mélisande. Et tel sans doute l'eût choisi la fille du Grand Miramamolin, en cas qu'elle fût venue chez nous tenir bureau de correspondance.
On le sent du reste en bien d'autres signes, le goût du maître de la maison est vif aux choses d'Extrême-Orient ; mais plus encore à celles que pare un cuivre Louis XVI ou Régence. Et il y a plaisir à lui voir prendre un de ces bibelots dans sa main. On devine qu'en dehors de l'éclat, de la couleur, de l'arabesque, il en goûte le contact, et qu'il aime — d'instinct non moins que de raffinement — l'opulente pesanteur de la pierre de lave ou la fragilité précieuse d'un laque coquille d'oeuf. Mais quoi ? Ne devrons-nous pas aux royaumes de l'Aurore quelque-unes des plus belles substances qui soient: la laque encore et le jade améthyste ; ou cet ambre d'or et de sang que l'on dirait qui n'est peut-être que la résine du soleil ?... Pour ne rien dire du Kanchitron, dont garde Cipangou le secret dans sa tombe.
Du reste la façon dont, au contraire d'un beau désordre romantique, sont mises en place ces choses qui sont autour de lui offre un aspect, à première vue, « bureaucratique » si l'on peut dire, et bien arrangé. Le moindre rien, c'est pour longtemps qu'il garde sa place, une fois acquise, et pour toujours, s'il est d'usage. Mais cette même ordonnance un peu subtile, et apparemment anguleuse, s'échappe quelquefois à ses visiteurs, voire aux plus cruels. Tel y va qui, s'étant fait de ces choses d'avance une figure, la remporte chez lui telle quelle, malgré ses yeux ; —et, malgré ses oreilles, de celles qu'on vient de lui dire.
C'est ainsi que M. Fatiche, le reporteur bien connu qui bedonne au Fard de la Scène, - n'y ayant aujourd'hui ni rentière refroidie, ni Joconde qui globesetrotte, et lui-même chargé d'interviouer quelqu'un :
— Quelqu'un, vous savez, lui dit le Patron, d'intéressant. Un aviateur, un cambrioleur...
— Oui... qui vole, observe finement M. Fatiche.
— Juste. Ou bien un artiste.
— Poète, sculpteur ?
— Ne dites donc pas de bêtise, vous là. Un artiste, je vous dis. Quelqu'un du Plateau.
— Il sont tous à Buenos-Ayres.
— Eh bien, qu'ils y restent. Et prenez qui vous voudrez. A part ministre, bien entendu; ou académicien. Voilà assez longtemps qu'ils nous tiennent la jambe, ceux-là.
La dessus, M. Fatiche ayant tiré à la courte paille le grand homme qui serait mangé, et le sort désigné un grand musicien — au choix — il s'élance, de tout son petit ventre, avenue du Bois, où, malgré son cocher qui veut l'introduire Villa Saïd, il arrive à bon port.
M. Debussy est en train justement de travailler. Ca fait qu'on ne le dérange pas du tout. Et l'autre aussitôt commence à lui mettre des questions sur la gorge, en brandissant un calepin omineux.
— Vous aimez la musique, mon cher maître.
—La musique ? Oui... ça dépend...
— Ca dépend ! Comment, ça dépend ?
— Ca dépend du musicien. C'est comme la cuisine.
— Ah oui. Comme vous dites.
Sur quoi le journaliste écrit, pour se fixer les idées : « Depuis l'âge de trois ans, M. Claude Debussy, transporté déjà d'admiration pour la révolution musicale dont Ambroise Thomas était le protagoniste, écrivait des barcarolles de salon, et une valse qui sous le nom d'Indiana a fait le tour du monde, —le Tour du Monde en 80 jours, ajoute le maître avec un fin sourire... »
— Si nous parlions un peu de ballet, maintenant.
— Heu...
— Ainsi les Russes ?
— Certes. Les Russes.
— Comme vous dites, fais le reporteur, qui tire aussitôt de ces
paroles le résumé suivant : « L'auteur de Pelléas
professe de tout ce qui est danse un instinctif éloignement. C'est
ainsi que dans le ballet de Narcisse l'oiseau
verdâtre, et qui marque par les seuls claquements de son bec une immobile
désapprobation de toute cette mythologie scandinave, lui sembla fort
supérieur à Nijinsky. Et seule Mlle Isadora Duncan rappelle
devant ses yeux l'image évanouie de Terpsichore, par une noblesse,
une logique ampleur, un sens de la tradition dont le rythme et l'accord eussent
enchanté le grand Roi ; — comme aussi le parti charmant qu'elle
sait tirer de toutes ces menues disciplines dont la guirlande éparse,
et qui se noue autour de ses pas, semble l'orner d'une nouvelle jeunesse.
»
Cependant qu'on lui faisait dire tout cela et qui le devait demain bien surprendre, M. Debussy, retombé dans sa spéculation musicale, se vit soudain rappeler à la réalité par cette proposition piquante :
— Et Beethoven, hein, si nous en parlions un peu ?
—Ut, la, sol, sol dièse, sol bémol, ut... chantonne M. Debussy qui, n'ayant entendu que la fin, répond avec simplicité :
— Oui, qu'est-ce qu'il a fait encore celui-là ?
— Comme vous dites, approuve M. Fatiche qui note aussitôt : « En somme qu'est-ce que Beethoven a fait ? »
Et pendant qu'il y est, le voilà qui ajoute : « C'est comme leur Jean-Sébastien, ricana le chantre de la mer, en arpentant avec agitation un aubusson aux couleurs profondes.
—Tenez, voulez-vous la vérité vraie ? Bach n'a jamais su que pondre et Beethoven que couver. »
Et considérant avec soin un fauteuil du plus pur style Edouard VII :
— On a raison, observe M. Fatiche, d'en revenir aux meubles Empire. Par quel miracle avez-vous déniché celui-ci ?
— Pardon, sursaute M. Debussy... Ce fauteuil, vous disiez. Oh, il vient de la
Malmaison. C'est Ajalbert qui me l'a vendu.
— Quelle administration ! Songe M. Fatiche, péniblement impressionné.
Et il reprend : Il y a aussi Wagner.
— C'est vrai, répond avec accablement M. Debussy. Il y a aussi Wagner.
— Est-ce que vous ne pensez pas que c'est un génie sublime ?
— Sublime, répond M. Debussy, avec la même voix de la nymphe Echo.
— Et qu'il a tout tiré de la musique ?
— S'il en a tout tiré, Wagner ? Mais, monsieur, une fois et demie, il
l'a tiré !
Sur quoi le journaliste ayant écrit : « Wagner, affirme M. Debussy,
est le musicien intégral », car M. Fatiche a une théorie
: c'est qu'il faut désagréger le cerveau des gens qu'on intervioue
par des questions incohérentes :
— Comme tous, continue-t-il, les grands artistes vous devez aimer les voyages
?
— Je les abhorre, affirme avec force M. Debussy, qui évoque tout à
coup la poudre brûlante du train, les colis égarés, non
moins que cette cuisine, éternelle supériorité des Anglo-Saxons
où les Allemands, pour comble, ajoutent leurs délicatesses avec
des confitures...
—Quoi ! insiste M. Fatiche, en faisant des yeux sublimes, n'aimeriez-vous pas
fuir le banal train-train de la vie bourgeoise, - et tous les ennemis que la
bêtise humaine a dressés contre cette puissance créatrice
dont vous... dont vous...
— Non, je n'aimerais pas ! interrompt M. Debussy, abrupt et peu soucieux
de savoir ce dont il... dont il... Puis, monsieur, des ennemis, c'est un bien
gros mot. Pour peu qu'on existe, on agit et cela gêne toujours un peu
les voisins. Mais on est pas un révolutionnaire pour cela. Pas plus
que mon effort vers les simples lois de la tradition française ne saurait
passer pour une déliquescence maladive. Pensez-vous que ce soit pour
que ces dames fassent des yeux blancs...
— Elles vous comparent à un pâtre de Sicile.
— Comme c'est malin ! ou bien pour que les hommes de lettres s'exaltent sur
mes appogiatures. Mes appogiatures ! Savez-vous monsieur, ce que c'est que des
appogiatures ?
— Pas moi, concède M. Fatiche ; mais de tout ce que vous dites,
maître, je conclus logiquement, quant au Diable dans le beffroi et à
la Maison Usher, que nous pouvons espérer
bientôt...
— Vous me flattez.
— C'est pour cette saison, n'est-ce pas, que l'annonce l'Opéra-Comique...?
—Oui... oui, oui...
—Si seulement vous pouviez m'assurer que ce sera l'année prochaine...
— Ah ! si seulement...
— Ca me servirait pour mon canard... Du moins, reprend M. Fatiche d'un air pénétratif,
je sais que Tristan, ou plutôt Iseut, est très avancé.
— Très avancé ! Mais monsieur, je vous assure au contraire qu'elle
est tout ce qu'il y a de plus fraîche.
M. Fatiche, un peu découragé, se tait, ce qui nourrit un grand
silence. - On entendrait une mouche voler, si ce n'était pas des animaux
si honnêtes.
— Et à part cela, maître, vous n'avez pas de projets d'avenir ?
— Eh bien vous voyez, je vais faire un peu de musique répond son hôte,
en contemplant avec sévérité une biva ornée de cigognes.
Et puis, malgré mon horreur des déplacements, voulez-vous que
je vous avoue une chose affreuse ? Vous ne la répéterez pas...
J'ai envie d'aller en Lusace..., en Lusace, vous savez ?
— Oui, fait M. Fatiche avec la tête. Mais il ne sait pas du tout.
— Imaginez que c'est un pays charmant. Pas de casinos, ni de festivals. Et comme
on y a coupé tous les sapins...
— Tous les sapins ? Pourquoi faire ?
— Mais de la carrosserie sans doute. Et alors il n'y a plus moyen de faire de
la pâte de papier. Tous les journaux ont dû fermer... Ils ont fermé...
tous !!!
— Et alors ? demande rêveusement l'intervioueur.
— Et alors, s'écrie m. Debussy avec une joie sauvage, les journalistes
font comme les journaux. Ils ferment !
Et tandis que son interlocuteur, ayant pris congé, s'éloigne :
— Pourvu qu'ils ne soient pas venus en France... songe-t-il en regardant s'éloigner
le dos de M. Fatiche.