Interview de Vassilii Sinaïski

Q: Vous avez été l'assistant de Kiril Kondrachine pendant plusieurs années, à partir de 1973.

V.S.: C'est inexact. J'ai été chef en second à la Philarmonie de Moscou, l'orchestre de Kondrashin. 1973 est l'année de mon Prix au Concours Karajan. Je ne me souviens plus exactement quand j'ai été engagé à la Philarmonie de Moscou.

Q: Quoiqu'il en soit, vous avez beaucoup travaillé avec Kiril Kondrachine ?

V.S.: Oui, beaucoup.

Q: A votre avis, quels sont les traits les plus importants à retenir de son travail, de sa façon de diriger?

V.S.: Ce qu'il y avait de plus important, c'était le travail pendant les répétitions, la manière dont il organisait son travail pendant les répétitions. Vous savez, il était extrêmement organisé, et il exploitait tout le temps de répétition. Il arrivait avec une grille de travail sur un papier, et il savait exactement à l'avance ce qu'il voulait mettre en place. Ca ne veut pas dire qu'il ne savait pas réagir s'il se produisait des choses inattendues, au contraire. Mais il savait toujours revenir à son but, et, c'est le plus important, il exploitait absolument tout le temps de travail dont il disposait.
Un autre point important dans sa direction était le sens de l'équilibre et des nuances. Si vous écoutez les enregistrements qu'il a laissés, par exemple Ravel, La Rhapsodie espagnole, ou La Valse, c'est un travail très précis, vraiment exceptionnel…

Q: Oui, tout comme Daphnis & Chloé...

V.S: ... Oui, absolument, et Debussy aussi, et Les Danses Symphoniques de Rakhmaninov: cela n'a absolument rien à voir avec, par exemple, Svietlanov.

Q: Oui, d'ailleurs, je n'aime pas particulièrement Svietlanov.

V.S.: Oh, ce qu'il y a avec Svietlanov, c'est qu'il pouvait être très irrégulier, un jour superbe, et souvent déconcertant. Kondrashin était toujours très précis, très exigeant, très travailleur.

Q: J'ai récupéré deux vidéos de Kondrachine. Il y a quelque chose qui m'étonne dans ces documents : vous avez parfaitement raison d'insister sur le sens de l'équilibre et des nuances dans ses enregistrements. Son travail est toujours d'une grande délicatesse. Mais ce qui me frappe en le voyant diriger sur des documents vidéo, c'est l'extraordinaire puissance physique qu'il y déploie : on ne s'attend pas du tout à voir un chef aussi puissament physique. Est-ce que c'était quelque chose de frappant, pour vous?

V.S.: Vous savez, ce qui était frappant, c'est que, quand il est mort, il commençait à déployer une énergie vraiment énorme, il avait de plus en plus de travail, il était demandé par beaucoup d'orchestres, et il dirigeait vraiment beaucoup. Ainsi, le jour où il est mort, il a dirigé la Première Symphonie de Mahler avec l'Orchestre de la Radio Néerlandaise, il avait été appelé en dernière minute pour remplacer Klaus Tennstedt, un très grand chef mahlérien, qui était malade, et il a dirigé cette symphonie au pied levé: il l'avait travaillée trois mois auparavant avec cet orchestre. Vous savez, il y a un enregistrement de ce concert...

Q: Oui, je le possède, c'est absolument fantastique...

V.S.: ... Ce qui est impressionnant, c'est que son travail était alors parvenu à un degré de qualité absolument unique, et que ce concert, cette lecture de la Première de Mahler était vraiment exceptionnel, mieux que ce que faisait Tennstedt... C'est très dommage qu'il soit parti à ce moment.
Un autre point qui était caractéristique de son travail, c'est l'absence totale de jalousie à l'égard de ses collègues. C'était rare pour l'époque, mais lui était capable d'arriver en répétition, et de prendre la parole en disant : « Hier soir, j'ai vu un concert fantastique de Rozhdestviensky, ou j'ai vu un concert magnifique de Svietlanov ». Il était un des seuls à se comporter ainsi, parce qu'il était absolument dépourvu d'envie à l'égard de ses collègues.
Vous savez, humainement, c'était quelqu'un de froid, honnète, respectueux, très poli, mais concerné uniquement par le travail.

Q: A-propos de rivalité avec les collègues, je me suis toujours demandé quels étaient ses rapports avec Mravinsky, puisqu'il a dirigé au moins deux symphonies de Mahler avec son orchestre de Leningrad, qui ont été enregistrées...

V.S.: Oui, les Sixième et Septième Symphonies. Vous savez, Mravinsky était une personnalité à part. Il n'avait de bon rapports avec personne, c'est ce que je crois, et n'appréciait probablement aucun de ses collègues. Il était très spécial, mais je pense qu'il savait que Kondrachine travaillait avec beaucoup de rigueur et d'exigence, et qu'il était intransigeant dans le travail, et c'est pourquoi, je pense, il lui a confié son orchestre. Mais Mravinsky était vraiment à part, une personnalité très complexe.

Q: Je vous remercie beaucoup pour ces quelques instants, et pour votre travail. Je crois que Kiril Kondrachine aurait été très fier de vous.

Auditorium de Lyon, le 10 décembre 2005


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