par Elger Niels
Serge Rachmaninoff écrivait rapidement. Il ne lui fallait pas plus de deux ou trois semaines -- parfois moins -- pour ébaucher des formes assez longues. Les compositions lui venaient dans leur totalité. « Je vais me promener dans la campagne. Mon oeil capture l'étincelle de lumière sur un feuillage rafraîchi par les averses, mes oreilles capturent le bruissement sous-jacent des bois. Ou bien je regarde les teintes pâles du ciel au-dessus de l'horizon après le crépuscule et elles arrivent -- toutes les voix d'un coup. Non pas une par ci, une par là. Toutes. Tout l'ensemble grandit. » Quelque inconcevable qu'ait pu paraître la datation de différents manuscrits, des références à ses lettres et l'attestation de la part de sa famille et de ses amis appuient son discours. « Ça montait du plus profond de moi, je le recevais et le rédigeais. » En effet, aux dires de tous, sa puissance de mémoire et d'imagination musicales était presque illimitée. Pourtant, cette aisance réelle faisait de lui un compositeur méticuleux. Relativement toutefois, parce que si la musique lui venait parfois presque instantanément, les doutes ont dû l'assaillir de façon tout aussi immédiate, au moment -- peut être même avant -- de coucher ses idées sur le papier. [...]
Au début de la Première Guerre Mondiale, Serge Rachmaninoff fut convoqué pour le service militaire et allait être confronté à tous ces hommes envoyés vers une mission désespérée. Il pressentait alors qu'il n'y aurait aucun vainqueur à cette guerre. Le compositeur proéminent ne fut pas exposé aux risques du front et dans les mois ténébreux qui s'en suivirent, Rachmaninoff se mit à des textes de musique religieuse seulement. Les Vêpres opus 37 (La grande Louange du soir et du matin), dont la première eut lieu au début du printemps 1915, furent immédiatement compris comme un appel profond à la paix. Sans rapport avec le massacre de la guerre, les morts d'Alexandre Scriabine et de Serge Taneïev qui se suivirent de peu, présentaient cependant un autre coup redoutable pour le front culturel à Moscou.
La nécessité créative de Rachmaninoff était réprimée. Les pensées de mort le tourmentaient. Au début de 1916, l'anxiété du compositeur s'était transformée en une crise émotionnelle occasionnant des douleurs physiques, vraisemblablement de nature psychosomatique. En mai il se rendit en cure à Essentuki dans le Caucase. Sa correspondante Marietta Shaginian lui rendit visite, et donna au compositeur déprimé un carnet de poèmes choisis pour qu'il les mette en musique. Le cadeau ne semblait guère approprié, mais ensuite -- alors que son rival, le chef d'orchestre Serge Koussevitzky jouait le rôle d'un entremetteur inattendu -- Rachmaninoff rencontra la jeune chanteuse Nina Koshetz, une beauté aux cheveux noirs.
L'aventure extra-conjugale qui s'ensuivit déchira le compositeur, entre les délices suprêmes de l'amour, ses devoirs moraux en tant que mari et que père et la terrible réalité de la guerre dans son pays. Le ravissement de Rachmaninoff produisit ses Mélodies opus 38 et les Etudes-Tableaux opus 39. On ne connaît aucun détail précis sur la façon dont l'aventure se termina, mais il semble qu'il y eut beaucoup de rumeurs à Moscou, et dans la mesure où les deux partis étaient mariés, il n'est pas difficile d'en déduire quels choix ont dû être faits. Koshetz enflamma le besoin de créer du compositeur. Pour Rachmaninoff, la perte de la Russie était synonyme de la perte d'une bien-aimée.
L'opéra Monna Vanna, de même que le Quatrième concerto pour piano, fut une des deux grandes oeuvres que le compositeur avait laissé inachevée pendant l'immigration vers l'ouest. C'est ici que se trouvent les racines de l'histoire trouble du concerto. Rachmaninoff, habitué à concevoir ses oeuvres dans leur totalité avait pratiquement « fini » son entreprise des années auparavant « dans sa tête ». Et lorsqu'il s'asseyait pour les rédiger, il était devenu son propre et son plus redoutable critique. Le 9 septembre 1926, il raconta à son ami le compositeur Nicolas Medtner, le dédicataire supposé du concerto : « Juste avant de quitter Dresde, j'ai reçu une copie du conducteur de mon nouveau concerto. Je rayonnais en voyant sa taille -- 110 pages -- et j'en fus horrifié ! Par pure lâcheté, je n'avais même pas vérifié sa durée. Il devra, comme le Ring, être interprété plusieurs soirées de suite. Et je me suis souvenu de la conversation oiseuse que j'avais eue avec toi à propos de la longueur et du besoin d'abréger, de comprimer, et de ne pas être trop loquace. J'avais honte. Apparemment, tout le problème résidait dans le troisième mouvement. Qu'est ce que j'ai pu y entasser ! J'ai déjà commencé (dans ma tête) à chercher des coupures. J'en ai trouvé une mais seulement de huit mesures, et en plus c'est dans le premier mouvement qui n'a pas une longueur si effrayante. Et je « vois » que l'orchestre n'est presque jamais silencieux, ce que je considère comme un grand péché. Ceci signifie que ce n'est pas un concerto pour piano, mais un concerto pour piano et orchestre. Je remarque aussi que le thème du second mouvement est le thème du premier mouvement du Concerto pour piano de Schumann. Comment se fait-il que tu ne me l'aies pas signalé ? » Medtner ne fut pas d'accord : « A vrai dire, ton concerto m'a abasourdi par son petit nombre de pages si l'on considère l'importance qu'il a … » Il avait mis le doigt sur la véritable raison en affirmant que son ami n'avait en réalité, pas peur d'être trop long mais trop ennuyeux.
Dans son manuscrit original, le Quatrième Concerto pour piano est une oeuvre épique. Il répond à des demandes émotionnelles et non pas à des règles classiques de proportions. Vers 1926, les sentiments que Rachmaninoff avait essayé de faire passer une décennie plus tôt avaient perdu leur imminence. Il ne voyait alors aucune raison de les revivre et était d'une certaine façon intimidé par sa propre musique.
Le premier mouvement commence par une transformation sardonique des mesures finales et triomphantes du Troisième Concerto pour piano. Le thème principal, comme ceux des Deuxième et Troisième concertos pour piano évolue lentement et a une construction fortement motivique. Il semble qu'il ne cesse de se mouvoir, tel un flot continu de pensées. Dans son sillage la musique fluctue nerveusement entre des tendances à la béatitude et à la ruine, jusqu'à ce qu'elle finisse par culminer par une réexposition des mesures d'ouverture. Alors, les premiers violons transforment de façon poignante le thème principal en une référence fluctuante à la Vocalise n° 14 opus 34 du compositeur, un chant sans texte composé dans les jours les plus ténébreux de la première Guerre Mondiale, alors même que les mots n'avaient pas leur place. L'épisode lyrique est hanté mais il est beaucoup trop bref pour susciter un quelconque réconfort. Après quelques mesures, la musique s'arrête, tout simplement.
Le second mouvement, tranquille -- interrompu de façon palpitante par quelques mesures tonitruantes -- procure un contraste troublant. La coda de l'Etude-Tableaux n° 3 opus 33 publiée de façon posthume est incorporée à la fin. Dans sa version originale, ce mouvement était relié au final. Un procédé Beethovénien que Rachmaninoff avait utilisé dans le Troisième Concerto pour piano. Après un début relativement fougueux, la musique semble couler librement, avec pourtant un sens différencié de sa destination, comme si elle était poussée par quelque chose d'infiniment plus fort. Le thème principal cite en outre les quatre premières notes du motif du Dies Irae -- une sorte de memento mori de Rachmaninoff -- disséminé tout au long de l'oeuvre sous toutes les formes possibles. Les prémonitions deviennent réalité lorsque la musique développe progressivement un paroxysme insoutenable suivi d'un retour des mesures d'ouverture du concerto, annonçant une récapitulation du tissu musical. Au début, la musique semble s'animer, mais, d'une certaine façon, elle ne réussit pas à s'affranchir de l'horreur. A partir de ce moment là, jusqu'à la fin abrupte et sinistre du concerto, ce n'est rien d'autre qu'un court terme, et la transformation splendide et ardente du thème principal ne revient pas.
De nos jours, nous pouvons considérer une telle conclusion laissée sans réponse comme une affirmation fantastique. Non différent de Tapiola de Sibelius, le Quatrième Concerto pour piano de Rachmaninoff représente une sorte d'échec musical. Lors de la Première -- le 18 mars 1927 dans une ville aussi prospère que Philadelphie -- plus d'une décennie après sa conception, et très loin de la Russie -- peu de personnes ont compris le sens de cette oeuvre. Elle fut reçue de façon très froide. Rachmaninoff avait déjà commencé à réviser l'oeuvre et avait coupé, avant même sa première publication, plus d'une centaine de mesures -- la plupart d'entre elles se trouvant dans le final. La première version publiée (c'est-à-dire la seconde ) demeura sans succès. La révision finale de Rachmaninoff datée de 1941 apporta un certain équilibre formel à la partition largement raccourcie, mais elle n'apporta pas le succès désiré.
Dans sa version finale, la formulation de Rachmaninoff perdit son mordant -- le thème principal nuancé par le Dies Irae à presque été effacé -- et le message de la musique est par conséquent perdu. En cela, le premier enregistrement de l'oeuvre dans sa version originale, le Quatrième Concerto pour piano, s'exprime pleinement.
Elger Niels(Traduction : Caroline Vivès et Dominique Rudowski)
Dédicace
L'oeuvre est dédiée au pianiste et compositeur
Nikolai Medtner.
Créations
- Philadelphie en 1927 par Rachmaninov et L. Stokovski. Publication par les
éditions Tair à Paris (maison créée en 1925).
- La révision date de 1941 et a été crée à Philadelphie le 17 octobre 1941 par le compositeur et E. Ormandy.
I - Allegro vivace (Alla breve)
II - Largo
III - Allegro vivace
Remerciements
Mille merci à Elger Niels, qui est à l'origine
de cette page, pour tous les documents fournis
ses nombreuses précisions, ses encouragements et son amicale patience.