Présentation

de la 9e symphonie de Bruckner



Jean Gallois, Bruckner. Editions du Seuil, 1971
« Cette Neuvième symphonie, c'est l'Inachevée de Bruckner, sa dernière oeuvre qui, soixante-dix ans après son modèle beethovénien, se veut réplique d'une même domination de l'espace et de l'élément sonores jusqu'en sa tonalité de ré mineur. Le musicien la désirait souveraine, pour concrétiser en un ultime chant sa conception architecturale et son langage symphonique, fidèle traducteur de son drame intérieur. Il la désirait surtout majestueuse, jusqu'à s'élever à l'archétype de la symphonie afin qu'elle soit vraiment digne d'être dédiée au Bon Dieu. 

Dans cet ultime effort pour rejoindre l'absolu des choses avant de l'offrir à l'Absolu des êtres, Bruckner part à la recherche de son moi le plus intime pour, une fois s'être totalement reconnu, dépasser les limites de son âme et ainsi se transcender. De là ces rappels presque textuels des thèmes les plus significatifs de sa création musicale et qui jadis avaient animé son discours : allusions au Finale de la Cinquième, au motif fondamental de la Septième, à l'Adagio de la Huitième si profondément religieux. Mais bien mieux encore reviviscence du Kyrie ou du Miserere de la Messe en ré mineur, du Benedictus de la Messe en fa. Ces quelques exemples disent, mieux qu'un long discours, la vraie nature de cette Neuvième symphonie : plus qu'aucune autre, elle est en effet une oeuvre essentiellement religieuse, une célébration cultuelle, une messe sans parole. Long cantique à la gloire du Seigneur, où, dépassée la vanité de la parole, demeure seul le chant immatériel de la musique.

Première page de la partition de la symphonie n° 9 de Bruckner (Ed.  Eulenburg)
A 1 - Première page de la partition (Eulenburg/Nowak) Cliquez pour agrandir

Fidèle au cadre qu'il a fixé de la forme sonate à trois thèmes, Bruckner semble vouloir, dès le solennel et mystérieux initial, évoquer les origines du monde à travers un mystique clairobscur : murmure des cordes sur pédale de contrebasse se prolongeant pendant l'énoncé des premières cellules motiviques (A 1) de ce grave « prélude ». Le premier thème véritable (A 2) n'intervient qu'à la mesure 63 sur trois octaves - 

Thème A (premier mouvement mesure 63)
A - Thème du premier mouvement, mesures 63-69

image de la Trinité Sainte ? - dans un colossal unisson suivi par un second élément ascendant, confié aux violons. 

Le second groupe, lyrique d'expression - au violon bientôt doublé par la trompette - est pratiquement limité à un seul élément (B) 

B (mesure 97)
Les cordes : en partant du bas, contrebasses, violoncelles, Altos et les deux groupes de violons 
(Eulenburg/Nowak) - mesures 97-99

tandis que le troisième groupe donne naissance à deux idées exposées  respectivement en ré mineur (C 1) et sol bémol (C 2).

Thèmes C1 et C2 (premier mouvement mesure 167 puis 191)
C 1 (mesure 167) et C 2 (mesure 191) thèmes du premier mouvement

Si l'exposition se termine au relatif du ton principal (ré mineur), Bruckner a soin de pimenter son harmonie d'un si bécarre imprévu qui donne à tout ce passage une coloration assez inquiétante. Le développement reprend alors l'essentiel des motifs exposés (A 1 - C - B - A 1) au cours d'un vaste crescendo sonore et agogique d'une puissance titanesque et qui explose avec la ré exposition ; celle-ci reprend alors dans un ordre logique (A 2 - B - C 1) les thèmes générateurs, les clame dans une fanfare cuivrée s'élevant aux confins du monde, comme pour mieux scruter le mystère de l'éternité. 

L'on a écrit du Scherzo qu'il était « le plus cruel, le plus terrifiant de toute la littérature symphonique ». C'est, il est bien vrai, et comme le souligne Harry Halbreich, « un gouffre dantesque, un enfer où se tordent ceux qui ont refusé l'espérance ». Thèmes impitoyables dans leur massive solidité ; harmonies altérées, orchestration acide ; rythmes lourds et implacables devançant d'une génération le Stravinski du « Sacre », tout, ici, concourt à glacer d'effroi l'auditeur, à évoquer devant lui en couleurs crues les affres d'une Apocalypse qu'accuse encore, en opposition, la grâce toute séraphique du Trio.

Après ce monde grinçant entrevu par un saint Jean des sons, l'Adagio laisse pressentir l'orée d'un monde spirituel, paradisiaque, et prépare la montée vers le Saint des Saints. Écrit dans la tonalité générale de mi majeur, long de 243 mesures, ce mouvement conjugue l'exposition de forme sonate et le développement en rondo. Le groupe de tête (D) comprend en effet trois graves et nobles phrases : (D 1) au violon solo, débutant par un saut de neuvième et bientôt appuyé par les cors et cordes, 

D 1 - Le début de l'Adagio (violon)
D 1 - Le début de l'Adagio (violon)

(D 2) exposé d'abord aux cordes aiguës puis complété par un motif de cuivres, 

D 2
D 2

(D 3) enfin, magnifique choral de tubas où Bruckner a exprimé son « adieu à la vie » (Abschied vom Leben). 

D 3 - Cuivres mesures 29-33
D 3 - Cuivres mesures 29-33

L'exposition du second groupe (E) ne comporte que deux idées, l'une (E I) aux violons en la bémol, d'une « divine longueur » - mais ici « l'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive » - ; l'autre (E 2) plus animée, en groupe de doubles croches, donnant naissance à de nombreuses variations. Suit le développement, libre alternance des motifs (D) et (E), jusqu'à un dernier assaut, vaste et puissant tutti dissonant -où se retrouvent presque tous les sons de la gamme chromatique - et qui s'inscrit comme les dernières manifestations d'une vie sur le point de quitter son enveloppe terrestre. 

En ces ultimes mesures, « Tout meurt, l'âme s'enfuit et, reprenant son lieu
Extatique, se pâme au giron de son Dieu ». [Agripa d'Aubigné, Les Tragiques, livre VII].

Bruckner avait l'intention de couronner son oeuvre d'une immense double fugue qui eût, par sa majesté, parfaitement illustré le sigle OAMGD porté sur la garde du manuscrit. Ses forces défaillantes ne le lui permirent pas. Ainsi, à l'instar de Bach ou de Mozart, ne put-il achever comme il l'entendait cette troisième cathédrale humaine qui chante, - tout comme l' « Art de la Fugue » et le « Requiem » et comme eux, en ré mineur, ce ton de l'éternité, - la quête de l'Homme assoiffé d'absolu et la grandeur de ses fins dernières. 

Au fond, peut-être est-ce même mieux ainsi que ce chef-d'oeuvre soit demeuré inachevé. Comme Wagner après « Parsifal », comme Franck après le « Troisième Choral », Bruckner est parvenu si haut que l'on aurait pu craindre tout retour en arrière... »

Wilhelm Furtwängler, Musique et verbe, A. Bruckner, 1939. Hachette « Pluriel » p. 282.
« Admettons donc toutes les imperfections - réelles ou imaginaires - de l'oeuvre de Bruckner : ce qui reste est d'une telle puissance et d'une telle grandeur que ces imperfections sont rachetées au centuple, que dis-je, le triomphe de cette musique en apparaît plus éclatant encore. Quiconque a jamais ressenti véritablement cette musique ne peut se soustraire à sa force sacrale, sanctificatrice, à sa profondeur, à sa pureté.

Quand on se plonge dans l'oeuvre de Bruckner, les manques eux-mêmes semblent, dans une certaine mesure, nécessaires et faisant partie de l'oeuvre. Bruckner est, en effet, dans l'histoire de l'art européen, un des très rares génies auquel le destin imposa de donner un corps au surnaturel, de s'emparer du divin, de le contraindre à faire irruption dans notre monde humain. Que cela soit dans la lutte des Démons ou dans les harmonies d'une transfiguration céleste, toute la pensée et la recherche spirituelle de cet homme étaient ardemment orientées vers le divin, en lui et au-dessus de lui. [Ce n'était pas un musicien]. Ce musicien était, en réalité, un successeur de ces mystiques allemands qui ont nom Maître Eckhart, Jakob Böhme, etc. Quoi d'étonnant à ce qu'il soit toujours resté comme un étranger dans cette vie  d'ici-bas, cette vie qu'il regardait sans la comprendre parce qu'il ne lui accordait pas d'intérêt, - au sens le plus profond ? Il connaissait quelque chose d'autre, de mieux. Et cela importe-t-il vraiment, alors, qu'un tel homme soit cordonnier, tel Böhme, ou Cantor autrichien ? 

Des artistes comme Bruckner font l'effet, au sein de leur entourage, de blocs erratiques de souvenirs d'époques archaïques et d'une autre envergure. Ils semblent moins que d'autres liés au monde environnant et à ses contingences, moins explicables à partir de lui. C'est déjà par ce fait que s'explique le manque de compréhension auquel ils se heurtent et doivent se heurter leur vie durant. Mais c'est précisément à cause de cela qu'ils forcent tous et chacun, d'une certaine façon, à prendre position. On ne peut les aborder que directement, en tant qu'hommes d'aujourd'hui: les yeux dans les yeux - ou, alors, passer tout à fait à côté. Ils attendent et exigent aussi de l'auditeur ce don de soi et cette évasion du monde sans réserve qui portent en eux un fruit merveilleux. »

Wolfgang Seifert, livret du disque Wand, Berlin 1998 (Trad. Sylvie Coquillat)
« Dans un concert spectaculaire, bouleversant le monde musical, Siegmund von Hausegger [cf. son enregistrement de 1938] interpréta le 2 avril 1932 à Munich, poussé par Robert Haas et muni du bon matériau musical, la Symphonie n° 9 de Bruckner deux fois de suite : tout d'abord dans la version connue jusqu'ici de la partition publiée en 1903 par Ferdinand Löwe puis dans la version originale suivant l'autographe de Bruckner. La différence était éclatante et les auditeurs remarquèrent que cette oeuvre (et, par la suite les autres symphonies de Bruckner) n'avait encore jamais été jouée telle que le compositeur l'avait écrite. 

Les modifications de Löwe, Schalk et autres réviseurs des symphonies de Bruckner, supprimées par Robert Haas et ses collaborateurs scientifiques, s'exercent sur la forme, la dynamique et la sonorité. 

Des coupes moindres ou importantes, apparemment pour faciliter la compréhension, détruisirent la forme originelle, les proportions, symétries et correspondances essentielles à l'intérieur de la vaste architecture brucknérienne. 

Les arrangeurs pleins de bonnes intentions remplacèrent d'autorité sa dynamique en terrasses fortement contrastée, dérivée de la registration de l'orgue, par des crescendi et decrescendi. Ils supprimèrent aussi à plusieurs reprises les pauses générales si importantes pour la compréhension formelle, ajoutèrent des modifications de tempo personnelles, des accelerandi et ritardandi ainsi que d'autres  « améliorations » mélodiques, harmoniques et rythmiques - et ce avec les meilleures intentions voire même, à plusieurs reprises, avec l'accord plus ou moins « volontaire » du maître.

Les interventions les plus massives se portèrent sur les sonorités. De même qu'avec sa dynamique en terrasses apparentée à l'orgue, Bruckner a procédé selon le principe de l'architecture en groupes sonores : il structure en groupes des blocs sonores différents qui reposent sur une séparation claire des couleurs (cordes/bois/cuivres) ainsi que sur leur réunion selon des principes formels rigoureux. Il crée ainsi une tectonique sonore extrêmement originale qui est un élément structurel de la composition. Sans ces principes formels clairs, l'architecture musicale des mouvements symphoniques de vastes dimensions est incompréhensible. [...] »

Pour les germanophones, Wolfgang Seifert est l'auteur d'un ouvrage sur Günter Wand: So und nicht anders. Hoffmann und Campe, 1988 (ISBN 3-455-11154-8).

Voici deux pages consécutives du Final resté inachevé. A la cinquième mesure de la première page, on distingue l'entrée du thème principal. Ce manuscrit autographe fait partie du fonds de la Bibliothèque Nationale Antrichienne, à Vienne. (Cliquez) 

Manuscrit du Finale de la symphonie (1)Manuscrit du Finale de la symphonie (2)
page une (106 ko)page deux (117 ko) 


Les mouvements
  I - Feierlich. Misterioso (C barré)
 II - Scherzo. Bewegt, lebhaft - Trio. Schnell (Scherzo 3/4 & Trio 3/8 )
III - Adagio. Langsam, feierlich (C)



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